Les ingrédients viendront des tables syro-libanaises et jordaniennes, soit une bonne et belle partie de cette région du monde longtemps désignée sous le vocable du Levant. D’un point de vue historique, l’Irak, que les écrivains musulmans nommaient alors le “nombril de l’univers”, devrait y être rattaché. Sous l’impulsion des grands califes abbâssides, Harûn al-Râshîd en premier lieu, Bagdad rayonna longtemps de tous ses feux ! Foisonnement des sciences, des arts et des lettres, de la philosophie, mais aussi de la gastronomie. Les riches terres alluviales des vallées du Tigre et de l’Euphrate fournissent déjà multitudes de légumes et de fruits. S’y ajoutent les produits cultivés dans les diverses contrées de l’immense empire s’étendant de l’Espagne jusqu’à l’Indus, mais aussi toutes les denrées venues de Chine, d’Egypte, d’Afrique ou même des pays slaves, les Arabes contrôlant alors le trafic qu’il soit maritime ou qu’il s’effectue par les longues et lentes caravanes. Dans les palais des mille et une nuits, les cuisiniers se font alors artistes. Stimulés par cette profusion d’aliments et par ces innombrables influences qui se croisent et s’entremêlent sans l’ombre d’un ostracisme, ils s’en donnent à cœur joie pour inventer une nouvelle gastronomie faite de raffinement, de minuscules portions, de profusion de petits plats aussi séduisants à l’œil qu’aux plus exigeantes mandibules, de mélanges aigre-doux, de savants dosages de plantes et d’épices…
N’est-ce pas du reste au poète et homme de cour Abou Ishaq Ibrahim Ibn al Mahdi, le demi-frère cadet du plus fameux calife, que l’on doit le premier livre de cuisine ? Un ouvrage ayant largement influé, et de façon durable, toutes les cuisines régionales. Le mezzé en est à l’évidence un incontournable élément. Bien plus qu’une simple collation ou qu’un vulgaire assortiment de hors-d’oeuvre, fussent-ils de qualité ! C’est un rite social plongeant profondément ses racines dans cette époque des califes, des vizirs et des sultans. On aimait les festins, les banquets, mais aussi les déjeuners au bord du fleuve avec réchauds, fontaines et foisonnement de tapis. L’hospitalité y était toujours la règle. Elle demeure aujourd’hui, en dépit des tensions, des conflits et des déchirements…
Si trois ou quatre mets peuvent créer un mezzé, on apprécie par-dessus tout le flot de petits plats, chauds ou froids. Il y a les innombrables feuilletés à l’exemple de ces petits chaussons garnis de viande de mouton, de feuilles de blettes, de fromage de chèvre ou encore de ces sortes de yaourts fermentés, puis séchés et réduits en poudre. On plébiscite également le hommos, cette épaisse et onctueuse purée de pois chiches largement nappée d’huile d’olive, que l’on rehausse souvent avec des graines de sésame. Difficile de résister devant l’abondance de légumes… On savoure ceux longuement cuits et conservés dans l’huile, tels ces mignons artichauts violets ou ces belles lamelles d’aubergines, que l’on retrouve également en caviar. On déguste les tendres carottes râpées toutes enduites de miel et de cumin, le boulghour et les fèves. On se délecte des tomates ayant séché au soleil, à même les terrasses, des cornichons et des petits oignons au vinaigre. On s’encanaille encore avec les coquines crème d’ail ou purée de piment. On croque des yeux et du palais “ces fraîches batavias, ces pyramides de tomates, ces cascades de poivrons et d’avocats, ces tendres fuseaux de concombres, ces asperges en cohortes serrées, ces montagnes de mesclun, ces bottes de radis roses”, que se plaisait à me présenter Marie-Claude Schéhadé (1). On craque pour les courgettes ou les feuilles de vigne farcies, ordinairement avec du riz. On ne néglige nullement les préparations à base de yogourt, et l’on se garde d’oublier les mille et une salades, avec laitue, oignons poivrons, pourpier, persil, menthe, thym, sarriette, ciboulette et basilic, coriandre, aneth, sauge, cerfeuil ou estragon ! Le citron est fort présent, à l’égal du sumak et des épices, même si les cuisiniers évitent soigneusement d’emporter les gosiers… Et toujours ces coupelles débordantes d’olives, de pistaches grillées, de raisins secs ou de pignons de pin.
Dans le verre, l’arak, cette eau-de-vie fleurant bon les grains d’anis, commune à tout le Croissant fertile, a été largement coupée d’eau fraîche. Opulence de saveurs et d’odeurs, que viennent encore renforcer les beignets, les boulettes de viande, les brochettes de mouton ou de volaille, marinées au préalable. Plus tard, il y aura peut-être les côtelettes d’agneau, le demi poulet ou les poissons sur les braises, les rougets sortant de la friture, le fattouch, ce parent du taboulé, élaboré avec blé concassé et énorme brassée d’herbes tout ce qu’il y a d’odorantes. Avant le thé et le café avec son marc, viendront les pâtisseries, riches de miel, de noix et de pistaches. On les accompagnera de décoction de réglisse ou de boissons à base de fruits, orange, citron, pamplemousse, tamarin, abricot ou grenade. On boit à petites gorgées, on mange à petites bouchées et surtout, on discute, on devise, on dialogue, on converse, jusqu’à la fin de la nuit…
Jacques Teyssier,
Journaliste gastronomique pour CoolinClassic
(1) Marie-Claude Schéhadé est spécialiste de la Syrie et du Liban à l’Institut des langues et civilisations orientales (INALCO).
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