Juillet 2018
Dès l'atterrissage, c'est le choc! La cohue de l'aéroport de Manas derrière nous, un gentil taxi qui ne parle pas un mot d'anglais nous dépose, tant bien que mal, dans une capitale d'une autre époque. « Bichkek, ça sent la... » comme dirait Rodrigo! Le temps semble s'être arrêté en 1991, date de l'indépendance: en bons géographes, nous revisitons immédiatement notre perception du concept “centre-périphérie”. Notre hôtel, un petit joyau déniché par Maghnia et pourtant situé à proximité du centre, est niché dans une rue défoncée qui rappelle des escapades dans des pays bien plus pauvres. Celui-ci en est un remarquez. Bergers semi-nomades vivant en partie dans des yourtes, les Kirghizes n'ont à coup sûr que peu investis l'art-chitecture... et ça se voit bordel! La maréchaussée s'active ainsi dans toute la ville sous un soleil de plomb. La ville n'a que peu d'intérêt si ce n'est la vue sur les magnifiques sommets enneigés du Tien Shan qui culminent au loin à 4800m; je la classerai aisément dans celle dont on se dit parfois: « mais qu'est-ce que je fous là?! ».
Surtout lorsqu'en empêchant un Kirghize de couper la queue, il me tape dessus! La douce compagnie de Maghnia, à la recherche des meilleurs sushis de la ville, atténue la laideur de la ville. Il y a pourtant quelques intérêts à visiter une ancienne capitale soviétique: une imposante statue de Lénine tourne le dos à un musée national malheureusement fermé, un bon restaurant nous fait déjà découvrir la gastronomie kirghize, nos vélos dénichés à l'hôtel nous déposent dans l'un des plus grands bazars d'Asie centrale (le bazar d'Och) qui rappelle que Bichkek fut jadis l'une des villes caravanières de la Route de la Soie parcourant les monts Tien Shan. Point de cadenas ici, le vol n'existe (presque) pas! Le soir, la place Ala-Too accueille les familles pour des balades nocturnes, sorte de passegiata à la kirghize! Si la guerre Froide est terminée (?), une nouvelle guerre économique oppose la Russie aux Etats-Unis. Les produits américains supplantent, peut-être doucement, ceux de l'ancienne puissance dominante: un blockbuster hollywoodien, écrit en cyrillique ça va de soi, est ainsi en concurrence avec des films russes. Goodbye Lenin!? S'agit-il du sens de l'Histoire que l'américanisation En Marche des sociétés post-soviétiques? Scary!
Nous partons vers le sud-est en longeant une steppe fertile qui s'étend jusqu'au Kazakhstan si proche puis nous décidons de faire le tour d'Issy-Kül, le « lac chaud » légèrement salé qui ne gèle jamais. Deuxième plus grand lac de montagne du monde (6236km² à 1606m), il est pris d'assaut l'été venu par les Kazakhs et les Russes qui constituent d'ailleurs une grande partie de la population du pays. Le lac accueillit en son temps la star soviétique de retour de l'espace (Youri Gagarine) et une dizaine de villages engloutis se trouveraient dans ses eaux... A Cholpon-Ata, une station balnéaire à la soviétique, nous logeons en-dehors de la ville, près d'une petite plage folklorique parfaite à photographier pour un reportage décalé de Courrier International. A moins de 15 euros la session, le lendemain c'est jet-ski! Du fun avant d’entamer les rudes soirées de montagne. Une marshutka nous dépose dans la localité de Karakol. Une ville, un village poussiéreux du far-west, c'est tout ça à la fois. C'est pour moi un nouveau choc. Les rues de terre sont encerclées par des magasins-conteneurs sortis d'on ne sait où! Une mosquée, bel exemple de syncrétisme religieux, s'inspire des styles bundan (ouïghoure) et bouddhiste; c'est un très court moment de grâce au milieu de toute cette poussière. Karakol est le point de départ des randonnées qui sillonnent une partie des Tiān Shāns, les « montagnes célestes » qui constituent, avec une altitude moyenne de 4000m, le cinquième relief le plus haut du monde. Au loin, elles emmèneraient même l'alpiniste motivé jusqu'en Chine (Jengish Chokusu, 7439m ). Au-delà, le terrible désert de Taklamakan...
Une agence nous organise un trek de 3 jours pour rejoindre Ala-Kül. Eldos, notre jeune guide probablement issu d'un milieu privilégié, marche à une allure dingue. Randonnée plaisir ou marche sportive? La montée sous la pluie vers le premier camp de yourtes offre peu d'intérêt. « Je suis au bout de ma vie! » annonce déjà Maghnia. Le soir, c'est notre première nuit dans une yourte! Il fait froid, humide, le repas fait d'une shorpo (soupe au mouton) est trop maigre. Des voyageurs sympathiques venus de Flandres ou de France partagent cette « expérience ». Un groupe de coréens un peu alcoolisés nous réchauffe le cœur à coup de chansons autour d'un feu de camp. On rejoint notre petite yourte pour une longue nuit difficile. Le soleil est revenu, la montée vers le lac de haute altitude (3560m) se fait vraiment Ala-Kül. L'eau est turquoise et la vue est superbe et dégagée, mais un orage s'annonce; ne trainons pas pour passer le col situé à 3850 mètres! La descente est périlleuse, dangereuse même. Celle vers le deuxième camp de yourtes longue et harassante. 10 heures après notre départ, nous voilà dans un coin de paradis à l'abri dans une yourte confortable, les pieds en compote. Mes orteilles sont douloureux, la faute à des chaussures trop petites que je n'ai pas testé avant mon départ! On se réconforte, comme toujours, d'un thé accompagné de sucreries, de bon pain et de confitures maison. Le camp est situé en face d'une jolie rivière qui permet de rejoindre des bassins d'une eau chaude sulfurisée. Un bonheur après cette très longue marche. Que dire donc de ce magnifique ragoût (dymdama)? C'est donc un peu à contrecœur que nous redescendons vers la vallée puis Karakol. Avant de partir, nous visitons l'énorme marché aux bestiaux. C'est un bordel monstre! Dans un taxi partagé à longer une dernière fois la mer intérieure que constitue Issy-Kül, nous voilà en direction de Kochkor, l'autre ville qui ne ressemble à rien.
A peine arrivé et nous voilà presque déjà partis pour un trek de 3 jours à cheval. Souvenirs émouvants de mes vacances annuelles familiales dans ce ranch de Buis-les-Baronnies... C'était pour moi le meilleur moment de l'été. Nos deux chevaux Torun et Torala ne s'aiment pas, le premier ne supportant pas que le second lui passe devant. Ils nous emmènent à plus de 3000 mètres pour une première nuit à la fraîche. Nous partageons le dîner en compagnie de l'excellent Damien et sa famille vendéenne un peu weirdo. Tout comme cet autre père de famille, il dégage une vraie tranquillité et une certaine philosophie de vie qui nous plaît beaucoup. Nous prenons plaisir à galoper dans les steppes d'altitude au milieu de chevaux laissés en liberté, de bovins, d'ovins. Nous rejoignons un jailoo (pâturage ondulants) si apaisant où les nomades de la région de Kochkor construisent leurs yourtes au cours de la saison estivale. C'est une expérience unique, un grand moment de bonheur. Nous voici dans une cuvette qui abrite un lac (Song-Kül) entouré de crêtes montagneuses de plus de 4000m. Somptueux moment de détente et de baignade à 3016m... Une importante colonie de léopards des neiges habite la région. Je rêve sans y croire d'en apercevoir un au loin... Dans le campement, un aigle apprivoisé attend que son maître l'envoie chasser. Soir et matin, de joyeuses agapes sont partagées avec ces Belges ou ces Australiennes dont l'une d'elle s'est aperçue à peine partie qu'elle était allergique au cheval. C'est pas de bol, avouez! Les excellents guides, à l'image des Kirghizes tous plus gentils les uns des autres (ça nous change de la Turquie!), nous appellent pour une dégustation du lait de jument fermenté (le koumis); il faut s'accrocher pour boire cet infâme breuvage qui tue presque ce trekkeur coréen allergique au lait de cheval. Cette fois c'est très sérieux. Au petit matin, il pourra remercier Charline, une bruxelloise, qui voyage avec des antihistaminiques.
La journée s'annonce radieuse, un soleil magnifique accueille notre première ascension. Soudain, c'est l'orage. Sumuk, notre guide qui connaît si bien la montagne, change de cap pour s'abriter de la pluie et du vent glacial qui rend, déjà, la balade infernale. Pendant que les guides sont presque morts de rire et que les Belges prennent ça avec le sourire, Maghnia et moi, insuffisamment équipés, souffrons le martyr. Près de 4 heures de pluie non stop dans un froid glacial sur des chevaux qui trottent pour sortir de cet enfer, la balade se transforme en calvaire. Nous nous arrêtons dans un camp improvisé, presque en hypothermie. Le soleil revient, la bonne humeur avec; c'est déjà la fin d'un trek magique. Si beau que je rigole presque de la perte de mon téléphone et de mon lecteur mp3. Satanés trots! Je me rappellerai toute ma vie de ces steppes rêvées depuis le lecture des Cavaliers de Kessel. L'auteur parlait du spectaculaire bouzkachi afghan appelé ici kok boru ou ulak-tartysh, des cavaliers au galop se disputant une dépouille de chèvre décapitée.
Il est déjà l'heure de retourner en ville pour retrouver les traditionnels « Where are you from? France? France, Champion!!! ». Larges boulevards, bâtiments publics en marbre, rues quadrillées, canaux d'irrigation pourris, centre commercial occidental aux prix ridiculement élevés... est-ce finalement cela la civilisation? Et les sushis dans tout ça?! En soirée, nous rejoignons une salle de jeu kitsch qui serait parfaite pour un épisode drôlissime de Malcolm. La route vers la vallée de la Ferghana, autrefois instable, est très longue. Jeux de dames, lectures, discussions, paysages magnifiques, route de montagne en zig-zag, stands de kourouts (boules de fromage) au bord de la route c'est aussi cela le voyage. J'avale un bon laghman (nouilles grasses légèrement épicées) pendant que Maghnia, qui ne mange que très peu de viande, tente de survivre. Dur dur dans une région fan de mouton et de shishkekbabs! Snickers, on vous aime! A Och, nous sommes au sud et la chaleur devient presque insupportable. C'est écrasé par celle-ci que nous tentons de rallier les 2 bazars, une statue de Lénine, puis la montagne Sulaiman Too, lieu de pèlerinage musulman où le prophète Mahomet y aurait prié. En 1496, Babur, originaire de Fergana et fondateur de la dynastie moghole, y fit construire une chambre de prière. La ville réputée conservatrice semble donc être un lieu de pèlerinage; cela m'étonne dans un pays à la pratique religieuse faible du fait du passé communiste, des liens au chamanisme et à l'animisme, de la proximité au soufisme, enfin de l'esprit tribal et patriarcal de la société nomade. Un groupe de polonais de retour du Pamir est venu se mesurer au pic Lénine (7439m), renommé pic Pobedy (et pic Abu Ali Ibn Sina au Tadjikistan). Réputé comme l'un des 7000m les plus faciles du monde, easy! C'est ainsi qu'une mère de famille polonaise nous assure que très peu d'entre eux ont réussi l'ascension et qu'elle a compté 6 morts lors du temps passé dans le deuxième camp de base... Des vacances bien sympathiques! Ces histoires freineront-elles Maghnia dans son rêve d'escalader un jour le Kilimandjaro? Affaire à suivre. La chaleur étant trop Och, nous fuyons cette région. Un dernier thé... Allons donc traverser dès la frontière ouzbèke!
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