Quel régal de s'attarder aux côtés de Joseph (1). Rien que sa voix, déclinant une de ses spécialités dravidiennes, singulièrement tamoules, est gourmande. Et cette énorme érudition culinaire ! A se demander s'il ne s'est pas trompé en choisissant la chaire de professeur plutôt que le fourneau du cuisinier. D'autant plus surprenant que la virilité de cette fine fourchette ne souffre pas de doute. Au pays de Gandhi, des cobras musiciens, et de la vache céleste, rares sont les mâles qui pénètrent les cuisines. Joseph a touillé les chaudrons en ces plus vertes années. Avec la complicité de grand-mère. Se trouvant seule avec elle, mémé lui demande de faire chauffer de l'eau. Le bambin bégaye de stupeur. Il connaît l'interdit. « Je t'interdit », tranche l'aïeule.
Il est entré. La passion est devenue dévorante. De cette vieille et irréprochable cuisinière, Joseph a tout appris. Ecriture et dessins propitiatoires que l'on appose sur la rituelle bouse du ruminant sacré répandue sur le sol, n'ont pas de secret pour lui. La température intrinsèque des aliments et leur influence sur l'organisme, les six sortes de goûts, piquant et aigre, salé et doux, amer et âcre, et leur relation avec la terre, l'eau, l'éther et le feu, ne lui sont nullement étrangers. Pas de risque, en sa présence, de se tromper sur l'assiette de chaque caste. S'il devait honorer un brahmane, toute viande serait bien sûr prohibée. Mais aussi les aliment excitants. Et même tous ceux dont la teinte ressemble au sang. Il offrirait le yaourt, pour « refroidir l'âme et le corps ».
Joseph maîtrise également les sauces. Il n'a pas son pareil pour réussir l'aigrelette tirée de la pulpe de tamarinier, ou celle à base de petit lait et de graines de moutarde. Il s'y entend pour frire le poisson, pour apprêter les lentilles, pour pour enflammer les gueules. Il sait que la taille, la forme et l'orientation du four jouent sur la cuisson. Il a acquis la science de la juxtaposition des saveurs opposées. Dans ses repas, toutes se mettent en mouvement. Expert dans le registre si délicat des condiments, mon maître-queue confirme les propos d'Alain (2) : « Au début, nous n'avions que le poivre noir, blanc, ou gris. Le piment a pris le relais ». Il précise : « c'est un véritable bonbon, on y mord dès le matin ! Par le mélange des épices, se reconnaît la patte de la maîtresse de maison ». Secrets jalousement gardés dans les familles. Comme par exemple ce magnifique curry de Madras qu'il me fit déguster accompagné d'un adorable riz basmathi. Nous venions de boire le verre d'eau bouillie, puisé à même la pannelle, cette sorte de jarre de terre cuite maintenue par le sable. Respectueux des usagers, il m'avait offert le sel. « Pour que nos relations soient éternelles. » J'avais croqué la banane. Il y en a de multiples variétés. Le fruit aurait pu s'appeler mangue, ou jaque. Epines, belle couleur jaune. On savoure le noyau, parfois avec du miel. A la fin, après le thé, nous goûterons le jus de coco fermenté. Pour l'instant, je le contemple. Dans le ghee, ce beurre clarifié, l'agneau coupé en dés et les oignons hachés reviennent. Sur la paisible flamme, une moitié rissole plus longtemps. A la mi-temps, le gourmet ajoute noix de coco râpée, feuillage de curry, et « la pâte » : clous de girofle, cannelle, grains de coriandre, poivre et piment légèrement grillés et pilés. Je me régale de ce mets servi sur la feuille de bananier aspergée d'eau aux quatre coins pour chasser l'esprit malin. A regret, j'abandonne ce magicien des gamelles. Un autre ami m'attend.
Boisson pour la cuisine d'Inde du sud : un plat qui appelle le vin jaune
Pas la moindre hésitation. Les deux saveurs se mêlent dans son palais. Comme son frère siamois. L'un s'appelle curry, l'autre se nomme vin du Jura. Particulièrement ce fameux vin jaune que Philippe (3) a récemment dégusté sur des petites langoustines revenues avec sa majesté le curry. Dans la sauce dansait des noix et des amandes. Une association que ce gourmet n'est pas prêt d'oublier. Curieusement, les scientifiques ont découvert que ces deux compères avaient une identique structure moléculaire. En tout cas, ce vin enchante les papilles.
Jacques Teyssier,
Journaliste gastronomique pour CoolinClassic / Article paru dans le journal L'Humanité en août 1996
(1) Professeur à l’Institut des langues et civilisations orientales (INALCO), Joseph Moudiappanadin a participé à la rédaction de Cuisine d'Orient et d'ailleurs (éditions Glénat).
(2) Alain Dessoulières est professeur à l'INALCO.
(3) Philippe Faure-Brac a été élu meilleur sommelier du monde en 1992.
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